© Juliette Minchin
Juliette Minchin
Entretien
2021


︎︎︎ Publié dans la 22e édition de la revue Point Contemporain 
︎︎︎ Juliette Minchin


Jeudi 3 juin 2021, Juliette Minchin m'ouvre les portes de son atelier situé à Poush Manifesto. Sur les tables et sur les étagères de la cire sous toutes ses formes. Parfois travaillée tels des drapés de tissus posés nonchalamment, parfois au contraire rappelant la bougie qui se consume sur elle-même pour ne laisser plus qu'un vestige informe. La pratique de Juliette Minchin naît d'une relation pleine de sous-tenants entre l'artiste et son médium de prédilection : la cire. Puisant son inspiration tant dans le théâtre que dans les mythologies et rituels de cultures vernaculaires, l'artiste est l'auteure d'un corpus d'oeuvres enveloppantes, immersives, habitées par le sacré. Le temps d'un café, nous avons abordé ensemble son univers où se croisent le temps, le corps, l’architecture et le mystère.

Lena Peyrard : Juliette, tu as suivi un double cursus, à la fois à l'école des Arts Décoratifs mais aussi aux Beaux-Arts de Paris. C'est à la fois un grand écart et en même temps résolument complémentaire. Comment est-ce que ces deux enseignements se retrouvent désormais dans ta pratique ?

Juliette Minchin : Aux Arts Déco de Paris, j’étais dans la section scénographie, ce qui m’a permis de rencontrer l’univers du théâtre et du cinéma, aujourd’hui encore très présents dans mon travail. Les Arts Décoratifs m'ont appris à travailler à partir d’une phrase ou d’un texte et de le mettre en espace. Le rapport à la narration m'a beaucoup apporté. Aujourd’hui, mes réflexions autour des rites et des coutumes proviennent de choses que je peux lire. D'autre part, durant mes études, j’ai réalisé des décors à très grande échelle, et collaboré avec des metteurs en scène, des comédiens. Les notions d'espace et d'immersion y étaient très présentes. Un de mes mémoires s’intitule notamment « L’homme submergé » et concerne la notion d’immersion dans le théâtre et dans l’art. J’étais fascinée par les raisons qui font que tu te sens intégrer à l’œuvre, sensoriellement ou physiquement. À l'origine de ces réflexions, il y avait mon goût pour les pièces de théâtre immersives prenant place dans des espaces qui éveillent les sens, à cheval entre l’art et le théâtre. A contrario, les Beaux-Arts m'ont donné la liberté de développer un projet personnel sans avoir à me justifier. Maintenant que j’ai digéré ces années d’études, j’arrive à conjuguer ces deux apprentissages, mais pendant longtemps il y avait vraiment deux langages, deux manières de parler de mon travail. Je ne serais pas artiste si je n’avais pas fait les Beaux-Arts, et je ne ferais pas ce que je fais aujourd’hui si je n’avais pas fait les Art Décoratifs.

L : Tu l’as dit, dans ton travail le rapport à l'espace est essentiel. Tu imagines des installations immersives et qui incluent le spectateur. Par ailleurs, leurs formes font penser à des architectures sacrées. Peux-tu m’en dire plus sur ce rapport aux rites, au sacré ?

J : J’ai toujours été intriguée par les mystères, par ces choses que l’on explique pas tout à fait. Les rites, les superstitions qui naissent du besoin de se protéger -de la mort par exemple-, les gestes ou formes produits pour des hommages m’ont toujours inspirée. Cela devient des points de départ pour créer. Dans les rites, il y a une forme d'inconscient collectif. Une même coutume est utilisée dans différents endroits du monde, depuis des siècles. Je m’intéresse justement à ces archétype que l’on retrouve dans différentes cultures et régions. C’est la raison pour laquelle je travaille la cire, et que ma première œuvre évoquait une bougie. Il n'y a rien de plus universel qu’une bougie. L’installation s'intitulait La Veillée au candélou, composée d'une structure en acier recouverte de cire qui se consume tout au long de l'exposition, laissant apparaître petit à petit la structure. Le motif de la structure est en fait un tatouage Birman qui représente un labyrinthe censé te guider après la mort vers le paradis. Ce qui m’intéressait ici c’était la croyance, l’idée de talisman. La notion d’autel est aussi très importante dans mon travail. J’ai beaucoup regardé des images de mausolées antiques et d’autels comme modèles architecturaux, mais qui restent dans le même temps très énigmatiques. Dans mes pièces, on retrouve les notions de sanctuaires et d'offrandes, que ce soit par les bougies ou par mes céramiques aussi qui sont activées durant les expositions par une vapeur, en référence aux esprits indiens.

L: Une autre référence qui traverse ta pratique est celle du drapé antique. Dans plusieurs de tes œuvres, comme celle intitulée Omphalos, la cire est travaillée comme du tissu, et semble à la fois fluide, légère, mais aussi extrêmement fragile. Comment en es-tu venue à envisager de travailler la cire de cette manière ?

J : Au départ, c’était un accident d’atelier. Un jour j’ai fait une flaque de cire sur la table de mon atelier et lorsque j'ai voulu l'enlever, elle avait cet aspect mou, charnel. J’ai laissé ça dans un coin de l’atelier pendant quelques mois et je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire avec cette forme : à partir de ces flaques, j'allais pouvoir recouvrir mes structures d'aciers d'une peau de cire. C’est
un pari au départ. Je me suis aussi beaucoup renseigné sur le tissu comme architecture, ce qui a aussi évidemment nourri mon propos. Omphalos est le nom d'un rite grec durant l’Antiquité. Il s'agit d'une pierre conique positionnée au centre des temples grecs. Les grecs avaient pour coutume de les recouvrir de bandelettes de laine afin de protéger la pierre, considérée comme le centre, le nombril du Monde. L’idée d’envelopper un objet ou une architecture m’a amenée à vouloir travailler la cire sous forme de tissu afin de protéger mes structures d’acier. Pour un groupe show chez Guido Romero Pierini l'année dernière, je lui ai donc proposé de faire cette grande pièce intitulée Omphalos et composée d’une structure en acier recouverte de peau de cire. L'origine de cette pratique est donc à la fois un accident devenu le début d’une nouvelle technique, mais qui s’est accompagnée de recherches anthropologiques sur l'acte de recouvrir un objet sacré, une architecture sacrée.

L : Dans ton procédé, la gestuelle est importante. Un procédé qui est presque de l’ordre de la performance. J’avais vu une vidéo tournée récemment où l’on te voit, avec d’autres, travailler la cire, la soulever délicatement, la transporter vers la structure en acier. Il y a quelque chose de très cérémonieux, mais aussi un rapport très physique et corporel à la matière. D’ailleurs les cires que tu utilises forment un camaïeu de rose, de beige qui rappelle la chair. De même, la peau est aussi évoquée par le travail des plis.

J : Exactement. Pour moi, l’acier est le squelette tandis que la cire est la peau. Mais la peau entendue dans sa définition architecturale, au titre de façade. Je parle plus de peau dans le sens de l’architecture que de la peau du corps humain. Et en même temps, je joue sur cette ambiguïté, où la structure semble squelettique, très structurelle, tandis que la cire est traitée sous une forme très fragile qui fait penser à la peau par sa couleur. La première fois que j’ai travaillé cette couleur, c’était pour la Veillée au candélou, car je voulais une architecture très charnelle, qui fasse penser au corps. De fil en aiguille j’ai conservé la couleur.

L : Les matériaux que tu utilises sont naturels et organiques comme la cire, mais aussi l’argile. Ce sont des matières propices à la transformation et aux surprises. Avant de commencer une pièce, as-tu une idée précise du résultat ?

J : Oui plutôt, mais je me laisse aussi surprendre par la cire qui m’emmène un peu où elle veut. Elle est propice à ça. D'une part elle a la particularité de pouvoir prendre des formes très variées, et il y a des accidents sans arrêt. D'autre part, je la recycle à l’infini. Si je n’ai pas de place pour stocker mon œuvre ou si elle ne me plaît plus, la cire repart dans la marmite, je n’ai aucune perte de matière. De la même manière, pour les drapés, j’avais fait quelques tests en amont, mais le travail prend véritablement forme sur le moment, lorsque la cire est en relation avec l'acier. Ce n’est pas précisément dessiné à l’avance, c’est de la composition en volume en temps réel.

L : Justement, tu évoques le fait de recycler ta cire. Ça me permet d’aborder une autre notion centrale dans ton travail qui est celle du temps. Tu sembles avoir un rapport assez ambigu au temps. À la fois, tes pièces évoquent l'éphémère, mais également le temps éternel. L'éternité de par le recyclage de la matière. Dans une interview, tu disais que le début et la fin se confondaient dans ton travail. C’est une approche très cyclique. En même temps, certaines pièces évoquent l’éphémère comme La Veillée du candélou où l'on ressent symboliquement et physiquement le temps qui passe par la combustion de l'oeuvre tout au long de l'exposition.

J : Tout à fait et ces questions sont aussi au centre des deux mémoires que j’ai écrit lors de mes études aux Art Déco et aux Beaux-Arts de Paris. L’un deux s’intitule d'ailleurs « Vanité d’aujourd’hui, mise en scène de l’éphémère. » et se définit comme une réflexion autour des vanités contemporaines. Dans la peinture classique, la vanité correspond à cet entre-deux, entre ce qui est en train de naître et ce qui tombe. À mon sens nous assistons aujourd’hui à une disparition, à une transformation. Ce sont des notions qui m’animent et que l’on retrouve aussi chez des artistes qui me sont chers comme Urs Fisher où le temps est moteur dans l’œuvre. Dans une même image, la naissance et la disparition créent un sentiment de suspension temporel et donc aussi d’éternité. Mes œuvres sont empreintes de cette ambiguïté : est-on face à quelque chose en train de croître ou bien au contraire de se liquéfier, de disparaître, de fondre ?

L : Tu travailles la cire, encore et encore. Elle se transforme, se dissout, se rigidifie. Vers quoi vont tes recherches actuelles sur la matière ? Vers quoi essayes-tu de tendre ?

J : Déjà, j’essaye de mettre au point ma technique et de répondre à toutes les questions sur la cire, car c’est un matériau qui demande beaucoup d’ajustements. L’aspect technique met du temps à être maîtrisé, car ce n’est pas une matière que l’on a l’habitude de travailler. Par exemple en un an ma composition de cire a changé. Au départ elle était cassante et intransportable alors que maintenant c’est un alliage de deux cires différentes beaucoup plus souple qui naît d’une collaboration avec des chimistes. Je peux désormais transporter mes œuvres plus facilement. En même temps, il y a aussi la question de la vente. Je dois rassurer les collectionneurs sur les questions de conservation même si je n'ai pas encore toutes les réponses. La teinte a été une vraie question. Initialement, les chimistes m’avaient dit que la cire finirait par brunir et s’oxyder. On a donc dû réfléchir ensemble à une solution. Ces questionnements, conjugués à mes projets et expositions en cours, me prennent beaucoup de temps en ce moment et laissent peu de place pour débuter de nouvelles recherches plastiques ou formelles. Je suis donc ravie de partir en résidence en Italie pendant trois mois cet été. Et les idées ne manquent pas. J’ai par exemple commencé à travailler avec un ingénieur pour trouver une manière de chauffer le métal. Ça m’intéressait de réfléchir à des systèmes qui permettent d’envoyer de la chaleur à certains endroits de mes structures. J’ai des envies d’expérience en ce moment, qui je l’espère nous emmènerons vers de nouvelles formes.