© Lucile Boiron
Esthétique de la mise en pièce
Lucile Boiron
Entretien
2021


︎︎︎ Publié dans la revue Manifesto XXI
︎︎︎ Lucile Boiron


C’est au troisième étage de Poush Manifesto, un incubateur d’artistes regroupant plus de deux cents ateliers au sein d’un bâtiment situé à Clichy, que je rencontre la photographe Lucile Boiron. Cette dernière est l’autrice d’un corpus photographique qui révèle un univers où le sensuel badine avec l’infâme. Ici, l’image devient plastique, texturée, au sein de compositions où les formes du vivant sont disséquées, où la chair est éprouvée. Par une chaude matinée de juillet, Lucile me reçoit dans son atelier afin d’évoquer son amour pour l’argentique, sa fascination gamine pour la télé-réalité, son rapport à l’obscène, le regard qu’elle porte sur le corps féminin, mais aussi la place de l’édition dans sa pratique.

Lena Peyrard – Dans ta pratique, le travail de la lumière est primordial. Une lumière souvent naturelle, zénithale qui donne à voir les traces, les griffures, les défauts, les crevasses, les suintements. Quant à la couleur, elle aussi est intense et vive. Quelle atmosphère souhaites-tu faire transparaître au travers de tes photographies ?

Lucile Boiron : Avant même d’aimer la photographie, j’étais déjà sensible au cinéma et à la peinture, et notamment aux travaux d’artistes et réalisateur·rices chez qui la couleur occupe une place prépondérante. Elle me permet de retranscrire la dimension sensitive de mes sujets. La photographie n’étant pas une approche tridimensionnelle, les sensations sont induites par la gestion de la couleur. J’ai un intérêt particulier pour les procédés argentiques. C’est un format que j’affectionne d’une part pour sa plasticité ; lorsque l’on choisit de travailler en argentique cela suppose de faire un choix de pellicules et donc de gammes chromatiques. Ne pas voir l’image instantanément conditionne également en grande partie la temporalité dans laquelle on va travailler. Enfin, dans la photographie argentique, on retrouve une forme de matérialité de l’image, où la surface sensible de la pellicule devient le lieu où l’intérieur et l’extérieur se rencontrent.

Ton esthétique se situe au croisement de plusieurs registres, de plusieurs références. Bien que tes compositions jouent sur la révulsion, elles font aussi appel à un univers acidulé, un peu pop même. Au quotidien, qu’est-ce qui vient alimenter ton regard ?

La réponse est en grande partie générationnelle. J’ai grandi avec la télévision, et plus particulièrement avec l’avènement de la télé-réalité. Enfant, j’étais fascinée par ces programmes. Je pense que cela a influé sur le regard que je porte sur la place du corps dans notre société, mais aussi sur mes réflexions actuelles autour de l’obscène, dans le sens de ce qui est en dehors de la scène. Il y a une part de moi qui a encore ce regard de petite fille complètement séduite par une imagerie pop comme tu dis, et en même temps une autre part est en contradiction totale avec cela. Cette dualité est sans doute prégnante dans mon travail.

Ta définition de l’obscène est intéressante. Dirais-tu que ton travail a un côté voyeuriste ?

C’est une bonne question. Je pense que la photographie porte intrinsèquement cela en elle. En tant que photographe, nous donnons parfois à voir ce qui n’est pas montrable. Il y a toujours une volonté de saisir l’objet manquant du désir. La photographie est un arrachement. Dans Mise en pièces, le voyeurisme est poussé à son paroxysme. Je pense particulièrement aux images réalisées lors d’opérations de chirurgie esthétique. Jusque-là, je puisais mon inspiration dans l’extrêmement familier. Il y avait un lien de confiance et d’amour tel que je me permettais de produire des images qui pouvaient être crues ou désagréables. Il y avait une sorte d’accord tacite entre sujet et objet du regard. Au bloc opératoire, il y a eu un basculement dans le rapport au sujet puisque j’avais accès à l’intimité la plus extrême d’inconnues, à savoir l’envers d’un corps. Et le dispositif mis en place au sein du bloc accentue encore ce côté déshumanisant. Sur la question du voyeurisme, j’étais complètement subjuguée et en même temps, lorsque je sortais de ses journées, je me disais qu’il y avait quelque chose de l’ordre de la transgression dans cette démarche. Je me suis beaucoup questionnée et c’est aussi pour cela que j’ai mis du temps à montrer ces images.

D’ailleurs, pour contextualiser cette série, j’ai cru comprendre qu’il s’agissait initialement d’une commande pour un magazine, c’est bien ça ?

Exactement. C’est M, le magazine du Monde qui m’avait proposé de couvrir un sujet autour du scandale des prothèses mammaires PIP. Je pensais réaliser des images purement illustratives à partir d’objets médicaux. Finalement, le chirurgien m’a proposé de le suivre dans le bloc opératoire. À l’issue de cette commande, je lui ai demandé si je pouvais continuer à le suivre quelques journées par semaine afin de développer ce travail photographique. Les commandes peuvent parfois être de véritables « objets mobilisateurs » dans le parcours d’un·e artiste.

Si on pouvait rentrer dans l’intimité de ton atelier, t’observer travailler, quelles sont les différentes étapes auxquelles l’on pourrait assister, entre la petite idée qui germe dans ton esprit et la réalisation de la série photo ? Autrement dit, comment travailles-tu ?

On pourrait presque parler d’images pulsions. C’est un terme initialement utilisé par Deleuze pour parler du cinéma naturaliste. Cela décrit l’image comme appartenant à une sorte de langage pulsionnel et qui devient une passerelle entre le monde conscient et le monde inconscient. Je me suis retrouvée dans ce mode opératoire. J’intellectualise rarement les choses en amont. Certaines images s’imposent à moi, et j’essaye d’en comprendre le sens a posteriori.

Dans tes photos, le corps féminin revient souvent. Il s’agit parfois de femmes de ton entourage, de ta famille. Comment la femme est-elle racontée dans ton travail ?

Cette question revient souvent, et je la trouve toujours assez périlleuse. Je ne veux pas que mes images soient enfermées derrière un discours revendicatif. L’environnement dans lequel j’ai grandi est assez matriarcal et la figure de l’homme a toujours été périphérique. Je ne l’ai donc pas exclu volontairement, cela a été très spontané. Mais finalement, la question du genre est assez subsidiaire pour moi. Mes images sont des fragments de corps dont le genre n’est pas forcément identifiable, mises à part certaines images où l’on peut reconnaître un attribut sexuel. Néanmoins, cela reste secondaire. Je pense que mes photographies peuvent effectivement faire référence à mon vécu de femme sans que mon propos traite du féminin à proprement parler.

Récemment, tu es passée de l’autre côté de l’objectif avec une série d’autoportraits réalisée durant le premier confinement. C’est une série plus intime, plus douce aussi peut-être, dans laquelle le corps est donné à voir en gros plan. On pourrait presque sentir le corps confiné et contraint à travers l’image. Comment as-tu envisagé ce travail ?

Ces images n’auraient très certainement pas été les mêmes dans un autre contexte. L’expérience du confinement et de la solitude a été assez libératrice, cela a eu un impact sur le fait que je décide de prendre mon propre corps comme sujet. Je pense aussi que ce n’est pas un hasard que ce travail arrive après la série réalisée au sein d’un bloc opératoire. J’avais en quelque sorte besoin de rejouer ce que j’avais vu. Encore une fois, c’est une analyse que je fais a posteriori, ce n’était pas forcément conscient au moment de la prise de vue. Aujourd’hui, j’envisage ce travail comme une dissection, un regard détaché sur mon corps. Ce qui rendait la chose supportable à mes yeux, c’est que je ne considérais plus mon corps comme tel, mais comme une entité que l’on va découper pièce par pièce, pour tenter d’en saisir le sens, ou l’essence.

En 2019, tu publiais Womb aux éditions Libraryman. Il s’agit d’un ouvrage, un objet même, comprenant les photographies de la série éponyme. Pourquoi, à un moment donné dans ta carrière, ce besoin de passer par l’édition ?

L’objet-livre est un objet intime. À mon sens, le livre permet d’apprivoiser mes images de manière beaucoup plus progressive que si elles étaient exposées au mur. J’avais besoin de savoir qu’elles pouvaient être accueillies par d’autres sans heurter, même si d’une certaine manière je cherche à déranger le regard, mais mon travail ne se résume pas à cela. Évidemment chacun·e reçoit les images selon son propre spectre et son propre vécu. Lors de foires ou de salons, j’ai parfois pu observer la manière dont les gens manipulaient cette édition : ils la feuillettent, puis la ferment, puis la feuillettent à nouveau un peu plus longuement avant de l’acheter finalement. C’est comme si mes photographies nécessitaient une sorte de sas de décompression pour pouvoir être appréhendées.

Ce que j’aime beaucoup avec cette édition, c’est qu’on peut la débuter un peu n’importe où, sans forcément faire défiler les pages de la première à la dernière. On a un peu envie de se laisser porter par les images… Selon l’ordre de lecture, il y a une multitude de narrations visuelles qui se crée. Dans la continuité de Womb, tu as sorti un nouveau livre début juillet. Peux-tu me le présenter ?

Le livre s’appelle Mise en pièces, publié chez Art Paper Editions. Il regroupe deux corpus d’images. D’une part, la série prise au bloc opératoire dont nous parlions précédemment, et celle prise durant le confinement. Cette deuxième série regroupe des natures mortes où plusieurs matières végétales et animales s’entremêlent et des autoportraits qui fonctionnent comme des jeux de réflexion de la lumière sur mon corps déformé par le spectre d’un miroir ou d’une surface déformante. Dans ce livre, tout comme dans le premier, il n’y a pas de hiérarchie dans les images qui sont au contraire mélangées les unes aux autres dans une forme d’horizontalité. Il s’agit d’une construction en rhizomes, comme des racines qui s’entremêlent. Le livre parle de la transformation et de la manière très cathartique d’envisager la vie et le corps dans une métamorphose perpétuelle.

Enfin, pour ma dernière question, j’aimerais qu’on se laisse aller à rêver un instant. Si tu pouvais collaborer avec un·e photographe ou artiste, toutes époques confondues, à qui penserais-tu ?

La pratique du photographe est assez solitaire et autocentrée. Je crois que c’est Michel Tournier qui parle de « pratique centripète » dans Le Roi des Aulnes. Les collaborations entre photographes sont rares au regard de l’histoire de l’art, à l’exception de quelques duos comme les Becher. En toute honnêteté, je ne suis pas sûre d’avoir envie de travailler avec un·e autre photographe. Par ailleurs, l’image animée m’attire beaucoup, je pense par exemple à une réalisatrice comme Claire Denis, dont je me sens assez proche. Le cinéma est davantage dans un travail d’équipe que la photographie, et même si je me sens profondément photographe, j’ai toujours nourri le fantasme de m’essayer au cinéma un jour.