Vue de l'exposition "My place isn’t despairing, but its softy haunted", Placement de produit, Aubervilliers, 2019 © Lucille Leger
© Lucile Leger
Lucille Leger
Entretien
2021


︎︎︎ Publié dans la 21e édition de la revue Point Contemporain
︎︎︎ Lucille Léger


Un mardi de janvier, je rencontre Lucille Leger chez elle, dans le 20e arrondissement Paris. Lucille, tu es actuellement en dernière année à l'École de beaux-arts de Paris, mais tu es aussi diplômée en 2019 de l’École d'art de Cergy. Pour ma part, j'ai découvert ton travail au mois d'octobre à l’occasion de l'exposition « Un plus Grand Lac » organisée par le collectif Espace Projectif aux Magasins Généraux. Ton travail se situe à l'interstice entre l'organique et le domestique. Les sculptures que tu imagines rappellent très souvent le mobilier familier comme de tables, des lampes, des chaises aux formes étranges et aux matières hybrides et qui tissent dans le même temps un récit autour de la corporalité, du désir, de la fragilité. Ensemble nous allon notamment aborder ton parcours, ton rapport à l'espace domestique et au vivant, ainsi que la fragilité et la relation au temps dans tes sculptures.

Lena Peyrard : Lucille, je le disais donc en introduction tu es diplômée d'un DNSEP, Diplôm national supérieur d’expression plastique en 2019 de l’École d’art de Paris-Cergy. Et tu poursuis actuellement tes études à l'école des Beaux Arts de Paris, pour un second DNSEP à la fin de cette année. Qu'est-ce qui t'a poussé à continuer après Cergy ?

Lucille Leger : Il y avait cette envie de continuer à travailler auprès d’autres étudiants, avec le regard de nouveaux enseignants et de profiter des espaces de travail de l’école. Je pense que c’est quelque chose à Cergy qui m’a beaucoup apporté et que j’ai eu envie de poursuivre. Aux beaux- arts, je suis dans l'atelier de Dominique Figarella. C’est un atelier de peinture principalement même si je fais partie des quelques-uns à ne pas avoir une véritable pratique de la peinture au sein de l’atelier. Néanmoins il y a une sorte de mise en scène dans mes objets, qui se retrouve dans des peintures que j’ai beaucoup regardées comme les natures mortes de Chardin ou Giorgio Morandi par exemple. Mon travail se rapproche certes davantage de l’installation, mais il y a quand même un regard pictural très présent.

LP : Quand on regarde ton portfolio, il y a des pièces qui remontent à 2016. Entre ces premières pièces et tes œuvres plus récentes, j’ai l’impression que l’espace domestique est de plus en plus identifié dans ton travail. Comment en es-tu venue à envisager cette question du domestique dans ta pratique ?

LL : Ces dernières années, je me suis de plus en plus questionnée sur les conditions dans lesquelles mon travail était regardé et la valeur d’usage que mes objets pouvaient avoir. J’ai donc commencé à travailler sur des présentoirs ou des étagères pour montrer mes sculptures. Puis ces objets-là se sont transformés en éléments de mobilier. Je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait vraiment là-dedans, c’était la manière dont les objets qui nous entourent et en particulier les objets domestiques rendent compte de nos actions, nos états d’esprit ou nos situations sociales. Le domestique est le lieu de l’intimité, mais aussi le lieu où ces objets sont chargés le plus d’un point de vue affectif.

LP : À propos de tes sculptures, tu parles d’anthropomorphisme, c’est à dire des formes qui font référence à l’être humain. Et d’ailleurs, tu ne t’arrêtes pas seulement à l’aspect formel, aux postures comme tu les appelles, mais aussi aux attitudes, aux humeurs. Dans ton travail on trouve des références à la fois au domestique, mais aussi au vivant. Comment est-ce que se tisse le lien entre les deux ?

LL : Mes sculptures se réfèrent à différents registres de formes et à des comportements propres au corps humain, mais aussi au monde du vivant non-humain. Je m'intéresse à la manière dont le vivant se manifeste à différents niveaux. L’hybridation que j'opère est une manière de questionner les distinctions que l’on fait entre le monde du vivant “naturel” et ce que l’on considère comme étant inerte, comme les objets. Au départ, mon travail né du désir que le mobilier puisse être une sorte d'hybridation entre les mondes animal, végétal et humain. Je voulais rendre compte de cette porosité en appliquant aux sculptures des caractéristiques du corps humain comme la peau et du monde organique en mimant par exemple la structure de certains végétaux comme les mangroves
ou les feuilles. Je cherche à confondre ces références visuelles et sensorielles pour produire un trouble, une expérience qui serait à la lisière des différents espaces qu’ils convoquent.

LP : Dans tes sculptures, le rapport au vivant passe notamment par la matière. Des matières molles, liquides, rigides ou fragiles qui rappellent l’organique, la chair, les os. Je pense par exemple à la sculpture intitulée A sudden stir in softness, qui est composée de bois, de pain, de cire, de coton, de câble électrique donc à la fois organique et industriel: comment est-ce que tu choisis les matières que tu vas utiliser ?

LL : Cette pièce-là est un exemple assez spécial, car il s'agit d'une lampe que j’ai réalisée pendant le premier confinement donc j’ai utilisé les matériaux qui étaient à ma disposition. La structure de la lampe est faite à partir d'un portemanteau. Mes choix des matériaux découlent de l’économie que j’ai à ce moment-là et du contexte dans lequel je suis. Il y a aussi l’idée d’un écosystème entre les objets que je fabrique. Donc j’ai réutilisé des éléments d’autres pièces pour fabriquer celle-ci comme le coton et la paraffine. Ce sont aussi des matériaux qui m’intéressent, car ils ont des propriétés spécifiques comme la paraffine qui est dans une forme d’imitation de la cire d’abeille et qui peut évoquer la peau. Souvent, les objets que je crée miment l’organique sans l'être jamais complètement car ils sont souvent synthétiques.

LP : Je me souviens que pour l’exposition aux Magasins Généraux en octobre dernier, l’installation que tu avais proposée m’avait beaucoup marquée. C’était une grande sculpture composée de plusieurs éléments rappelant une tonnelle, un banc, un luminaire, et qui trônait au beau milieu de l’espace. C’est quoi l’histoire de cette pièce ?

LL : Cette pièce est la suite d’une réflexion sur l’habitacle et le fait que j’essaye de tendre de plus en plus vers des installations plus architecturales. J’avais envie de créer un espace qui soit comme une invitation et c'est en ce sens que l'installation des Magasins Généraux représente une sorte d’abri que l’on peut traverser. Le banc peut avoir cet aspect fragile et chacun peut effectivement s’interroger sur le fait que l'on puisse s'y asseoir ou non. Le fait qu’on ne sache pas si l’on peut s’asseoir interroge sur le statut de l’installation et sa valeur d’usage et c’est ça qui m’intéresse. L’espace que l’on traverse au sein de l’espace d’art se situe à l’interstice de plusieurs lieux et les modalités de son usage deviennent troubles. C’est une installation qui rappelle dans le même temps un espace intime, une chambre, un abri public et une forêt avec des formes rappelant la structure des arbres. Tout à l’heure, je parlais d'écosystème dans les objets. Avec cette installation j'ai justement voulu rassembler plusieurs objets dans une unité qui soit presque comme une structure d’habitation. C'est une première installation, mais j’aimerais en réaliser d’autres de manière similaire qui reprendraient l'idée d'une structure venant accueillir divers d’objets et qui fonctionneraient comme des espaces hybrides dans l’espace d’exposition.

LP : Devant cette installation aux Magasins Généraux, je ne pouvais pas m’empêcher de vouloir m’asseoir sur ce banc, mais la structure semblait si fragile que ça m’en a empêché. Une fragilité qui est aussi liée à l’évolution de la matière dans ton travail, à sa dégradation. Tu parles d’ailleurs des strates de temps dont chaque objet est fait. Tu peux m’en dire plus ce rapport au temps dans tes sculptures ?

LL : Quelque part le fait de voir un objet décliner, changer d’aspect et de couleur c’est une manière de montrer que cet objet n'est effectivement pas inerte, qu'il a une mobilité. C’est une forme de vivant aussi. Lorsque j’utilise des matières comme le plâtre ou la résine on peut observer la matière qui s’est figée pendant que je la travaillais : les traces de doigts, les gestes restent visibles et traduisent effectivement un rapport au temps. La dimension hasardeuse dans l’évolution de ces
objets leur confère d’autant plus une autonomie, car ils continuent à se transformer sans que j’intervienne. Cela me permet de me laisser dépasser par les objets que je fabrique. Lorsqu’ils se mettent à changer, il ne s’agit plus seulement de mon rapport intime avec eux, mais de leur interaction avec l’environnement et les regardeurs.

LP : Sans transition, jusqu’à présent quelle est la sculpture dont tu es la plus satisfaite ?

LL : Je dirais qu'il s'agit de la pièce réalisée pendant le confinement et intitulée The Ladder, l’échelle. C’est un projet collaboratif qui à donné naissance à un espace d’art nommé « Domestic Cults at Scale » devant la fenêtre d’un appartement à Nantes. La proposition de l’échelle traduisait le mieux mes interrogations à ce moment-là et contient dans le même temps une réflexion sur l’espace d’art en lui-même. L’idée de cette échelle était d'interroger la notion de partage, dans ce moment d'isolement qu'était le confinement. L’échelle est posée devant la fenêtre donnant sur un jardin ouvert. C’était comme un appel, un point d’interrogation dans l’espace. Les personnes du voisinage étaient curieuses de voir cet objet là et en même temps, elles comprenaient très vite de quoi il s’agissait, cette ambivalence entre l'invitation à pénétrer à l’intérieur de l'appartement et l’impossibilité d’y accéder. D'ailleurs, l'échelle n’était pas praticable. Elle est faite avec des morceaux de mobilier dont ceux du portemanteau que j’ai ensuite utilisé pour la lampe, ainsi que d'une tête de lit recouverte de pain.

LP : Le pain revient très souvent dans ton travail.

LL : Oui et de plus en plus. Je suis d'ailleurs en train d’apprendre à faire mon propre levain. J’aimerais intégrer des matières fermentées à mon travail. Je trouve fascinante la manière dont le levain évolue, dont il s’agrémente des bactéries qui l’entoure : c’est une sorte d’accumulation de tous les environnements qu’il a traversés. Et quelque part, il a même le goût des personnes qui font le pain. C’est très intéressant, car ça fait coïncider l'ensemble de mes recherches sur le vivant,
l’humain et l’organique. En ce moment, je fais des sculptures qui prennent la forme de champignons, mais j’aimerais aussi intégrer de vrais champignons. Certains champignons se nourrissent des nutriments qui sont produits par le vivant qui les entoure : c’est une forme d’interdépendance qui m’intéresse.

LP : En 2021, tu vas donc passer ton DNSEP des beaux-arts de Paris. Quels sont les projets qui t’animent en ce moment ?

LL : Mon ambition est de faire un accrochage de mes installations dans un espace végétal, à savoir une forêt. C'est un projet dans la continuité de ce que j’ai présenté aux Magasins Généraux dont l’ambition est de créer des espaces nés de l'hybridation entre le domestique, le vivant et l’architecture. Je suis aussi membre de « Groupe Liaison Concrète », un groupe de travail qui étudie comment des propositions collectives et solidaires peuvent rendre justice à la multiplicité des voix. Nous avons prévu d’organiser un grand repas performatif qui rassemblerait des pratiques individuelles autour d’une expérience partagée universelle, celle du repas.