Λ comme le pot de lavande près de la fenêtre.
Madeleine Aktypi 
2022


Sur une invitation de la plateforme curatoriale Föhn 

︎︎︎ Publication sur Föhn.fr
︎︎︎ Madeleine Aktypi


Samedi 14 mai 2022, 18h58. Je suis confortablement installée dans le train qui me ramène à Paris. À contre-courant, l’iode s’éloigne. À contrecoeur, je quitte la calme torpeur dans laquelle m’a enveloppée Madeleine Aktypi de ses mots. Ils laissent sur le bout de la langue un goût de sel, relique du voyage collectif auquel nous venons de prendre part à Continuum, sur une invitation de la plateforme curatoriale Föhn. Ce train est à l’image de la performance. De l’autre côté de la vitre, les paysages défilent à toute allure, je les regarde sans vraiment les voir, me laissant traverser par eux, à l’instar des paroles de l’artiste qui nous hypnotisent et nous emportent vers un ailleurs. Cet ailleurs résolument piquant et parfois absurde est celui de Madeleine Aktypi, dévoilé par bribes.

Âmmmmmme
αμέ
Âmmmmmme
αμέ
je suis partie par
ce que je cherchais de la beauté
continue et de l’ordre,
l’ordre de la plante
qui sait pousser
sans savoir
qui peut pousser
sans pouvoir
Âmmmmmme
αμέ
Âmmmmmme
αμέ

Madeleine Aktypi aura vécu en 2022 autant d’années en Grèce qu’en France, créant un équilibre à bascule entre langue maternelle et langue d’adoption. Artiste et poet/esse, Madeleine manipule les mots comme des matériaux précieux, fragiles, poreux, qu’elle travaille au travers de performances, d’installations et de projets en ligne. Dans sa pratique, elle s’intéresse à la manière dont les langues se superposent et se froissent, ayant la capacité de devenir des espaces de frictions et de luttes. C’est ce qu’elle appelle des “pratiques trans*langues”, à savoir un usage de l’écriture et de la parole qui naît des métissages entre les langues humaines aussi bien qu’entre langages plus-qu’-humains, et qui permet d’accéder à des états altérés de la conscience et des corps. Des corps qui, mis dans un état d’éveil sensible, participent à la construction collective de dispositifs performatifs qu’elle préfère nommer “lectures assistées”.

vous pouvez tout suivre
tout comprendre
ou peu
ou rien
tout convient

Elle-même se considère d’ailleurs comme une facilitatrice, une intermédiaire dans la co-fabrication d’un moment d’union entre humains mais aussi avec les plantes, les animaux, la forêt, les minéraux et les médias. Je découvre aussi avec Madeleine les théories du philosophe et écologiste américain David Abram sur – la disparition de – la symbiose avec notre environnement via une communication inter vivos qui n’est plus pratiquée que par certains peuples de tradition orale comme les apaches, les aborigènes australiens, les Hopis ou les habitants de la jungle amazonienne. Ces communications orales entre vivants se retrouvent dans la pratique de l’artiste qui, à la manière d’une chamane, imagine des performances proches du rituel invitant les visiteurs à faire union et voyager par l’esprit.

là où nous sommes
nous devenons des statues
des statues chaudes
des statues habillées
aux yeux fairmées

Dans sa performance intitulée “L’iode pas loin” et imaginée pour le lieu, Madeleine Aktypi nous guide au travers d’une odyssée à la fois autobiographique et hors du temps.
Autobiographique car Madeleine dessine en pointillés la relation entre la maladie chronique dont elle est atteinte et les pratiques trans*langues lui permettant, via des techniques de malaxation des langues et de relaxation des corps, de se défaire de la fatigue et des douleurs qui l’envahissent. Le rituel auquel nous invite l’artiste mêle méditation, poésie et chanson et nous entraîne dans un paysage oral entre français, grec et anglais. Le timbre de sa voix est bas et lent ; son sourire est généreux ; son regard, tendre. Dans mes mains reposent les graines de nigelles que Madeleine vient de déposer. Elle nous fait signe de les sentir, de les goûter. Nous nous exécutons, bien conscients que le voyage débute ici, amer et terreux. Les yeux fermés, la respiration lente, les corps se relâchent, conscients de leur présence dans l’espace mais pourtant déjà ailleurs quelque part au-delà des barreaux des fenêtres, suivant le parfum salé de l’iode le long de la Garonne. Il ne faut pas s’y méprendre pour autant. La poésie de Madeleine Aktypi témoigne d’une grande force expérimentale mélangeant les formes poétiques traditionnelles à des proses percutantes et affûtées n’étant pas sans rappeler la poésie féministe de la canadienne Lisa Roberston.

cafés frappés
femmes battues
sea sex and sun
le pays d’où
je viens

– est sa définition de la Grèce. Dans sa bouche, les lexiques se mêlent et l’alphabet grec dessine un chemin oblique porteur d’histoires sur la vie de l’artiste. Car, comment s’exprimer lorsque l’on a appris à compter en grec, à chanter en anglais, à devenir en français ? Le langage apparaît ici pluriel et irréductible, se définissant par ses nuances, sa complexité, sa diversité. Madeleine, elle, opère des traductions momentanées et des allers-retours incessants d’une langue à une autre, nous perdant parfois dans les labyrinthes de sa poésie. Sa prose, Madeleine la sculpte, rendant chaque mot unique et personnel. Elle malaxe cette matière vivante jusqu’à devenir une entité autonome dans laquelle fusionne l’héritage oral de toute une vie.

I‘ll never ever stop loving you
I‘ll never ever stop loving you
I‘ll never ever stop loving you
I‘ll never ever stop loving you
(…)

– chantonne-t-elle en passant parmi nous. Et alors qu’elle navigue dans la salle, Madeleine dessine sur une main, une cheville, une épaule, des ronds tout en nous chantant son amour. Des ronds gris qui créent un pont entre elle et nous et ouvrent comme un passage pour mieux se laisser traverser par ses mots, par sa poésie. Il est 16h60. La performance s’achève sous des applaudissements chaleureux et pendant un moment encore nous restons flotter dans cet espace-temps distendu. La petite pièce est désormais empreinte de la chaleur moite des corps qui s’éveillent peu à peu de la transe dans laquelle Madeleine nous a plongés. Une heure après, les yeux rivés sur les champs de colza brouillés par la vitesse mécanique, l’iode ne m’a jamais paru aussi lointain.

Lena Peyrard