A — Flying Alder, 2023 © brecht cuppens / © element
Over the line V art book fair Mise en pli II, FRAC Provence Alpes Côte d’azur, Marseille © Marie Lécrivain
Over the line III, art book fair, Wiels Museum, Bruxelles, 2017 © Chloé Lécrivain, Marie Lécrivain
Fractés 15.09.b, 2021
Les brasses, 2019 © Ronan Lecreurer syphons, vessels & other shy molluscs, 202 © Ronan Lecreurer
L'éthique de la coquille
Ronan Lecreurer
2023



︎︎︎ Publié dans la revue Point Contemporain
︎︎︎ Site internet de Ronan Lecreurer



« (...) la présence des autres me rassurait, elle décrivait autour de moi un espace habité, elle me libérait du soupçon que j’éprouvais de constituer une exception alarmante, du fait qu'il ne serait arrivé à moi seul d’exister, une sorte d'exil. » Italo Calvino, La Spirale (1965)

Dans La Spirale, le récit qui clôt le singulier recueil Cosmicomics d'Italo Calvino, un mollusque raconte sa vie à travers cinquante millions d’années, soit notre Histoire. Son point de vue se construit à partir du magma de sensations produit par le milieu marin et permettant d'étranges communications avec un semblable dont le gastéropode s'éprend follement. Aborder le travail de Ronan Lecreurer en fabulant sur la vie amoureuse des mollusques n'est pas seulement une cocasserie de ma part. Il serait en effet tâche impossible de m’épancher sur le sujet sans évoquer la pléthore de références à la littérature fictionnelle et scientifique qui donne à la pratique de l'artiste son corps et sa couleur. Sortes de prototypes fantasques, ses œuvres se réunissent autour d'une même pensée, celle d'apprendre à habiter le monde en conscience ; en conscience des limites franchissables, des interactions essentielles, de l'ordre et de l'abstraction qui régissent les règnes de la nature. Le mollusque, dans sa vie végétative, se met à sécréter une coquille pour se protéger, mais aussi pour devenir visible. Sa forme en spirale est unique, structurée, régulière, identitaire – autant dire une œuvre. Tout comme le mollusque, l'artiste imagine des interfaces aux esthétiques minimalistes qui se définissent comme des habitats ou des véhicules et permettent de transcender les capacités propres à chaque individu.

L'auteur Francis Godwin décrit avec grande précision dans Man in the Moone le vaisseau qui, tiré par des oies, permet au héros de se rendre sur la Lune. En 1894, Lawrence Hargrave, pionnier en aéronautique australien, fait son premier vol en cerf volant. Sur les traces de ces inventeurs fous, Ronan Lecreurer réalise une série de sculptures volantes et performatives à partir de l'observation des mouvements migratoires des oiseaux et évoque des modes d'évasion réels ou fictionnels dont il retrace les gestes. Navigant dans les airs, ses volumes composés d'une convergence de lignes et d'une superposition de plans créent des compositions picturales avec pour toile de fond le paysage. Ici, la main de l'artiste n'est autre qu'une amarre, un point d'ancrage à la réalité tandis que les sculptures sont traversées par le protagoniste invisible de cette danse céleste, le vent. Ce dernier sculpte les œuvres autant qu'il les soumet par ses caprices. Puisant dans nos rêves d’enfants, les pièces volantes apparaissent comme un point de fuite dans le ciel, au sens le plus littéral. Une fuite rendue possible par la coordination du vivant et des forces naturelles faisant de cette interface le lieu de rencontre d'une relativité complexe et de nos fantasmes.

Puis à nouveau, submersion totale. Dans ses œuvres récentes comme Syphons, vessels & other shy molluscs, Ronan Lecreurer convoque la capacité des espèces sous-marines à sourcer les informations, à interagir et développer une intelligence collective visant au maintien de l'écosystème, comme en témoigne le narrateur invertébré dans La Spirale : « Ainsi j'ai appris qu'il y avait les autres, l'élément qui m'entourait ruisselait de leurs signes, les autres, différents de moi avec leur hostilité, ou bien déplaisamment semblables ». L'artiste fait de l'abstraction par accident, comme il aime le rappeler. Ses sculptures, aux formes simples bien qu'issues de procédés sophistiqués, proviennent de l'observation de ces êtres symbiotiques dont les anatomies parfois exubérantes deviennent dans ses œuvres des motifs ornementaux, un système rythmique de volumes, de stries et de couleurs. À la fois souples et rigides, il s'agit de corps qui évoquent ceux vivant dans les récifs où chaque alcôve, chaque anfractuosité est un terrain d'accueil pour d'autres corps. Ronan Lecreurer parle du vivant sans pour autant le donner à voir. Pourtant ses œuvres s'emplissent de vide laissant ainsi la place à l'altérité de s'y loger, ces autres dont parle le mollusque qui forment un ensemble lié par tout un tas d’interactions et de signaux qui bien souvent nous échappent. Pour ainsi dire, il fabrique des coquilles.



Lena Peyrard