Blueskin, 2019 © Manon Pretto
Manon Pretto
Entretien
2021


︎︎︎ Publié dans la revue Point Contemporain
︎︎︎ Manon Pretto


Manon j’ai découvert ton travail en février 2021 via les réseaux sociaux, et depuis, nous avons longuement échangé afin d’approfondir ensemble des questions qui te sont chères et que je partage. Ta pratique explore les questions d’identités et d’errance au sein d’un environnement urbain, de plus en plus surveillé et hostile. Tes installations, vidéos, objets futuristes et performances interrogent les interactions sociales, les rapports d’autorité et de résistance, mais aussi la place grandissante de l’intelligence artificielle au sein des sociétés actuelles. Ensemble, nous allons aborder les inspirations SF qui imprègnent ton univers, les conditions possibles de notre adaptation à un environnement urbain de plus en plus contrôlé, mais aussi le rapport au corps numérique et à la mémoire dans ton travail.

Lena Peyrard : Je le disais en introduction, ton travail prend des formes variées. Néanmoins, l’influence du numérique est récurrente. Par quel biais est-il arrivé dans ta pratique ?

Manon Pretto : Je crois que premièrement, il y a quelque chose de vraiment générationnel. Toute la question de la culture web ou du numérique est une manière d’appréhender le monde par la technologie, une manière de voir et construire les images. Et comme tu l’as dit, je m’intéresse aux systèmes d’autorités, d’oppressions, de résistances ainsi qu’aux interactions sociales inhérentes à notre société. Par extension, je me suis rendu compte de l’impact du numérique dans ces relations sociales. Donc c’est tout naturellement que je me suis intéressée au numérique comme nouveau terrain de réflexion. Et de manière très concrète, je travaille depuis 3 ans dans le fablab de l’ESACM, j’y ai acquis des connaissances techniques, un rapport familier aux machines. Cette expérience professionnelle a beaucoup nourri ma pratique et mes réflexions.

L : Tes pièces sont contextualisées dans un environnement urbain où règne la surveillance, l’oppression, le contrôle. Cela dessine le paysage d’une fiction dystopique peu encourageante, provenant d’un mélange de réalité et d’anticipation. Comment te positionnes-tu face à cet environnement que tu dépeins ?

M : Étrangement mon univers est très sombre et post apocalyptique, pourtant je suis quelqu’un de très positif! D’une certaine manière, l’apocalypse est nécessaire à l’invention politique de l’utopie. Il semble donc fondamental de passer par l’analyse et la déconstruction de nos modes de pensées actuels pour penser et construire de nouveaux systèmes. Mon travail parle énormément de résistance ou de vies qui s’inventent dans les marges. J’ai toujours choisi de m’intéresser à des zones de tensions, ou “zones d’effondrement” comme les définit Hugues Bazin. Ces espaces qui échappent au pouvoir constitutionnel, des lieux où le collectif s’invente autrement telles “des formes de vies ignorées”.

L : La question du corps est prégnante dans ton travail. Un corps qui disparaît, pour mieux résister. C’est le cas de la série Masque de protection. Tu peux m’en dire quelques mots ?

M : Je me suis rendu compte que notre environnement public urbain était de moins en moins adapté pour nous, mais au contraire qu’il venait conditionner nos comportements. J’ai donc voulu mettre en place des “outils”, des formes, des vêtements et des masques, permettant à chacun de s’intégrer ou d’échapper à son environnement. Ainsi, la notion de visibilité – invisibilité est primordiale. C’est une forme ambiguë, entre oppression et résistance. Ma série Masque de protection est les prémices de ces questionnements, entre prothèse et architecture portable. Ils sont conçus pour protéger leurs hôtes dans un environnement urbain de plus en plus hostile.

L : Dans ton projet Beyond, on retrouve une forme de progression de ta pensée : cette fois-ci, un corps se substitue à l’autre, et ensemble créent une troisième entité, un avatar qui devient une arme de résistance. Dans quelles circonstances est né ce projet ?

M : Beyond est né d’un open call pour une résidence à Triangle, New York. En réfléchissant à une possible candidature, j’en discutais avec Niloufar Basiri, une artiste iranienne rencontrée pendant mon cursus à Clermont- Ferrand. Nous parlions d’un désir commun de partir, mais elle m’a expliqué que pour elle ce n’était pas possible, à cause de sa nationalité iranienne. Et l’impossibilité de son départ a fait naître ce projet commun. Grâce à mon passeport français me permettant de me déplacer sans limites dans pratiquement n’importe quel endroit du monde. Nous est venue l’idée de faire comme le film Bienvenue Aà Gattaca : des individus au patrimoine génétique “idéal” créés par une société hautement technologique en composent l’élite, tandis que les autres sont reléguées à des tâches subalternes. Dans le film, on assiste à une alliance entre un personnage au capital biologique idéal et le héros “imparfait”. Le premier aidant le second à accéder à l’élite via son patrimoine génétique. C’est sur ce même principe que nous avons voulu déjouer les lois discriminantes de la politique de Trump. Nous avons décidé de postuler en duo à cette résidence. Mon passeport français servant de cheval de Troie pour faire “rentrer” Niloufar sur le sol américain à grâce à la biométrie et un double numérique.

L : Une fois l’être humain devenu avatar, ce sont finalement les corps numériques qui sont à l’honneur dans Humanoïde de Lerne, une créature mi-digitale, mi-mythologique. Quelles sont les problématiques qui sous-tendent cette oeuvre ?

M : À mon retour de New York, ce rapport aux intelligences artificielles est devenu obsédant. Je me suis rendu compte qu’elles étaient omniprésentes et avaient une vraie influence dans et sur notre quotidien. Ces machines pensées pour servir au mieux l’humain sont devenues de plus en perfectionnées et sensibles. D’une certaine manière, elles nous échappent. Or, si on réfléchit à cette multitude de présences, avec un langage propre, une mémoire commune, on se rapproche à mon sens de ce que l’on pourrait définir comme étant une nouvelle classe sociale. À savoir, un ensemble d’individus ayant des intérêts communs et reliés par une conscience collective. L’Humanoïde de Lerne est une réflexion sur tout cela. Ici, nous sommes face à une sorte de monstre mythologique et numérique réfléchissant à sa propre condition. Le spectateur surprend alors la machine en pleine réflexion, elle parle de soulèvement.

L : Finalement, ton travail anticipe une question primordiale qui est celle de l’identité des entités numériques, comme les avatars, les humanoïdes ou les intelligences artificielles, et de leur intégration dans notre société. Comment imagines-tu ce face à face entre nous et eux ?

M : Alors là c’est un long débat et héritage SF auquel on s’attaque… Je crois que chaque film ou livre tente d’apporter sa réponse entre affrontement, conciliation et disparition. Pour ma part, je suis persuadée que chaque minorité opprimée passe nécessairement par une forme de combat, pour faire entendre ses revendications. Donc on pourrait imaginer dans un futur proche une rébellion des machines, IA et autres algorithmes qui amènerait sûrement vers un monde plus équilibré socialement. Ce qui m’intéresse encore plus à l’heure actuelle, c’est d’imaginer la mythologie de tout cela, la mémoire collective qui constituerait l’Histoire de ces entités. C’est aussi cela que représente l’Humanoïde de Lerne à travers la figure du cerbère ou de l’hydre de Lerne, entre gardien d’une mémoire et monstre combatif.

L : Je propose que nous finissions en abordant Data Poem qui est un projet sur lequel nous collaborons actuellement. Il s’agit d’un projet de réalité augmentée dans lequel il n’est plus question de corps, mais plutôt de mémoire. Notre réflexion se situe en effet dans un temps anticipé où l’être humain aurait disparu pour n’être plus qu’une série de données numériques téléchargeables. Est-ce que pour toi, ça correspond à une étape ultime : celle où nos identités finissent par être totalement avalées par le data?

M : En effet, cette pièce pourrait être un vestige de cet ultime face à face. C’est légitime de se poser la question de savoir ce qui restera de l’humanité dans un monde gouverné par les data données. Tout comme les dinosaures, c’est fascinant d’imaginer notre disparition. Pour ma part je l’imagine un peu comme dans le film Ghost in the shell : en fin de compte, il ne survivrait de nous qu’un fantôme de notre mémoire. Dans ce projet notre mémoire se superpose au vestige grâce à la réalité virtuelle, à la manière d’une enveloppe numérique.