Le Pacifique, 2020 © Sophie Deltombe
© Sophie Deltombe
Sophie Deltombe
Entretien, 2020


︎︎︎ Publié dans la revue Point Contemporain
︎︎︎ Sophie Deltombe

 
Artiste plasticienne et diplômée de l'École des Beaux-Arts de Bordeaux, Sophie Deltombe vit à Paris depuis trois ans. Les formes qu'elle produit sont aujourd'hui essentiellement de l'ordre du pictural comme l'illustre une nouvelle série de peintures représentant des scènes furtives de sa vie quotidienne. Sophie me reçoit aujourd'hui au 117bis,rue d'Avron dans le 20e arrondissement de Paris dans son atelier et espace d'art intitulé l'Annexe. Ensemble, nous allons aborder les différents sujets qui ont traversé sa pratique artistique depuis son enseignement aux Beaux-Arts, son intérêt pour des instants volés ainsi que le rapport qu'elle entretient à la fois au pinceau et au digital dans son travail.


Lena Peyrard : Sophie, je suis heureuse que tu m'accueilles dans ton atelier pour discuter ensemble de ta pratique. Tu peins, depuis petite d'ailleurs, même si pendant la période des Beaux-Arts tu t'es tournée vers d'autres formes qu'on évoquera plus tard. Quel est ton rapport à la peinture  ?

Sophie Deltombe : À travers la peinture j'ai trouvé un espace qui m'apaise et où je me sens bien. C’est un lieu que j’aimais déjà beaucoup étant petite. J’habitais à côté d’un atelier de peinture et j’attendais avec impatience mes cours de peinture qui étaient le mardi soir et le jeudi après-midi. C’était pour moi les moments les plus importants de ma semaine. Aujourd’hui la peinture me permet de décliner ce que je vis au quotidien, un peu comme si l’on déposait toutes les couches d’une vie sur une toile.

L : Finalement, tu imagines la peinture comme un espace en trois dimensions. Lorsque tu peins, c’est comme si tu rentrais physiquement dans le tableau  ?

S: Exactement. Et c’est d’ailleurs la manière dont je peins. Je peins sous forme d’aplats, et ces aplats viennent se superposer les uns sur les autres. Le dessin est aussi très important dans mes tableaux, je construis mes toiles comme un architecte. Les contours, les ombres, les lignes et les aplats de peinture se réunissent pour former un espace. C’est finalement ce que j’essaye de faire dans mes toiles : créer des espaces, des lieux communs.

L: Pour ton diplôme aux Beaux-Arts, la peinture était complètement absente  : il s'agissait d'un environnement composé de différents objets et vidéos reprenant une esthétique virtuelle d'internet. Plus tard tu as aussi réalisé une marque sportwear appelée Copyright, dont les vêtements comportaient les logos d'autres marques comme Fila, Gucci, Lacoste, Supreme... Peux-tu m'en dire plus sur la réflexion que tu mettais en place à ce moment là ?

S: C’est vrai que je n’ai absolument pas peins pendant toute la durée des Beaux-Arts. C’était quelque chose qui pour moi n’appartenait pas aux Beaux-Arts mais à moi toute seule. Durant ces cinq années, j'ai plutôt essayé de faire mémoire de ce que je vivais au quotidien. J’ai été obligé de me rendre compte que les outils technologiques comme l’ordinateur et le téléphone étaient omniprésents autour de moi. J’ai alors commencé à raconter des petites histoires sur des petites personnes qui voient des petites choses dans leur petite journée. Les objets qui en ont découlé puisaient leur esthétique dans les images piochées sur internet. Avec le projet Copyright, j'ai imaginé une marque qui se déclarait en tant que marque elle-même, mais avec toutes les autres et qui se servait de ce qui avait déjà été créé. Finalement ça m’amusait de construire des scènes avec des objets qui ne m’appartenaient pas, des personnes que je ne connaissais pas, et des lieux jamais visités.

L: C’est intéressant de se rendre compte que dans la réflexion que tu mettais en place à l’époque des Beaux-Arts, on retrouve des éléments de langage qui te suivent encore aujourd'hui comme le quotidien et les scènes de vie que tu réinjectes dans ta pratique. Et justement avec une première série de six tableaux débutée l’année dernière. Dans chacun d'entre eux le rapport au numérique est tangible. Il y a par exemple celui où l'on observe quatre inconnus assis dans un métro arrêté à la station Pigalle, tous les yeux rivés sur leur téléphone. Ces scènes proviennent d'instants volés de ta vie quotidienne. Comment est-ce que tu choisis tes sujets  ? Et qu'est-ce qui t'intéresse dans ces scènes  ?

S : Quand je me suis remise à la peinture je n'ai pas voulu entièrement rayer ce que j’avais fait aux Beaux-Arts. Afin de créer une sorte de transition avec ma pratique de l'époque, j’ai continué à réfléchir autour de l'idée de connexion et de réseaux et je me suis donnée comme règle pendant un an de produire des peintures où l'on retrouverait ce rapport avec les objets numériques (les téléphones, les ordinateurs, ect.) etin fineavec les codes qu’ils impliquent (photos, selfie, films/séries, connexion, gps). J’ai alors commencé à piocher dans l’objet où regorge mon quotidien c’est-à-dire mon téléphone portable et plus précisément dans mes photos. Pour ces premiers tableaux, j’ai donc sélectionné des images de ces dernières années, des images dont la relation avec les outils numériques était évidente, mais aussi où la construction de l’image, les lumières et les intentions étaient poétiques ou burlesques. L’idée était de continuer à archiver et faire mémoire de petits moments de vie, d’aller voler des instants aux autres sans qu’ils s’en rendent forcément compte. Un an plus tard, j'ai maintenant envie de passer à quelque chose de différent. Les écrans ne seront pas complètement exempts, mais pas omniprésents non plus.

L: Tu me disais plus tôt que cette série étant terminée tu en as commencé une autre où là, le sujet reste des moments de vie, mais désormais coupés des écrans. Tu peux m'en dire plus sur ce nouveau travail en cours  ? Et de la manière dont il s'inscrit dans ton travail  ?

S: Il y a un tableau qui s’appelle «  Les canards  » réalisé pendant le premier confinement. C’est une photo que m’a offerte Laure Mortreuil avec qui je tiens l’Annexe. C’est une femme de dos qui prend en photo des canards à Pantin. Ce tableau est comme un diptyque avec celui que j’ai réalisé ensuite où un petit garçon est assis devant un tableau de Picasso. Ces deux tableaux me permettent de sortir des objets connectés et de m'intéresser plus frontalement au sujet. Ils sont de plus grand format aussi. Le dernier en date n’a pas encore de nom. C’est un restaurant en bas de chez moi qui s’appelle Le Pacifique. Il sert des plats chinois jusqu'à deux heures du matin et on y croise toute sorte de gens. Pour la suite, je crois que j’ai envie de partir sur une série de détails. Des plans plus rapprochés, des zooms... je n’ai pas encore choisi le format ni le sujet, mais je me laisse le droit de me surprendre.

L: Quelles émotions essayes-tu de transmettre à travers tes tableaux ?

S: Je pense qu’il y a une forme de mélancolie urbaine qui se déroule dans mes tableaux. Les scènes dépeintes n'ont rien de surprenant, elles font partie de la vie quotidienne et c’est peut-être là que je peux toucher les gens, en leur rappelant des souvenirs ou en les confrontant à des réalités. Ce serait chouette si c'était le cas, je crois que ça me plairait bien comme histoire.

L : Nous avons parlé peinture, mais tu as aussi un collectif intitulé after affect que tu as fondé en 2017 avec trois amis des Beaux-Arts. Dans le collectif tu n'interviens pas à travers la peinture, mais par d'autres formes comme la céramique par exemple. De quelle manière ta pratique individuelle s' inscrit-elle  au sein du collectif  ?

S : Ce qui nous intéresse à travers le collectif est de créer un format de discussion, de mélanger nos pratiques et de ne pas uniquement proposer ce que l'on sait faire. C’est plus simple de prendre des risques quand on est quatre que quand on est seul. Dans after affect, j’ai peint une toile à un moment donné. Là je m’apprête à faire de la couture pour une exposition qui aura lieu en décembre. Et effectivement il y a eu la céramique. Le collectif me permet d’aller vers autre chose, de créer autrement, de participer à une histoire collective et non pas simplement la mienne.

L: En dehors du cadre du collectif et celui de l’atelier, qu’est-ce qui t’inspire ou qu’est-ce qui t’influence ?

S: En ce moment j’aurais tendance à dire les BD. Je lisais Aldebaran hier et Betelgeuse ce matin qui sont de la science-fiction dans des mondes complètement imaginaires. On retrouve dans la BD cette idée d'un espace dans lequel on plonge  : ce sont plein de petites histoires qui sont coincées dans des petites cases.

L: J’ai l’impression que dans ton imaginaire tu navigues entre des espaces et des histoires. Si on devait résumer ta pratique en deux mots, ce serait ça  : histoire et espace?

S: Je dirais plutôt mémoire, je pense. Et espace oui. Un lieu où l’on peut se rendre et vivre des choses. Un lieu où l’on peut expérimenter, découvrir et partager.